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Les naufragés des l’Ardèche

16 février 2018 @ 8 h 00 min - 17 h 00 min

Suite à la jolie conférence du jeudi 15 février, nous vous proposons un joli texte de Jean de la Marck, administrateur de la Maison de la Laïcité et jolie plume.

Vous pouvez retrouver plusieurs de ses textes sur le site delamarck.com

 

Les naufragés de l’Ardèche

Par Jean de la Marck 

En ce début de juillet 1987, Bonnemine et moi sommes en vacances et nous nous trouvons à Vallon Pont d’Arc, prêts à emprunter la route de la corniche qui longe, en la surplombant, la rivière Ardèche.

Tout en roulant, nous jetons un petit coup d’œil à gauche et à droite, et remarquons sur notre droite de nombreuses agences de locations de canoës- kayaks vantant les plaisirs d’une descente de rivière de 28 kilomètres présentée comme aventureuse. Nous nous regardons et pensons la même chose ; ce n’est pas pour nous.

Quoique ! Quoique ! En ralentissant très fort, roulant presque au pas, nous en profitons pour lire les réclames. Soudain, l’une d’entre elles, attire notre attention : « MINI DESCENTE DE L’ARDECHE » « 7 KM, en toute sécurité pour vous donner le goût d’une vraie descente ».

Pont d'arc de Vallon-Pont d'arc
Le fameux Pont d’Arc

Nous nous arrêtons, et garons la voiture sur le parking de l’agence. Sans trop réfléchir, nous nous dirigeons vers le bureau. Aimablement reçus, nous demandons des renseignements sur la mini descente. Le loueur nous explique, comme la réclame le dit si bien, qu’il a mis au point cette formule, pour que les touristes puissent effectuer une petite descente de la rivière en toute quiétude. Ce parcours n’est que de 7 km, mais il permet de se rendre compte, sans trop de difficultés de ce que peut être la longue descente de 28 km.

Nous sommes ravis. Bonnemine et moi, nous nous regardons en nous disant « vogue la galère ». Le loueur nous présente une sorte de contrat qu’il nous lit tout en faisant remarquer une clause importante : « il faut savoir nager ». Cela coule de source évidemment. Nous marquons notre accord sur les termes du contrat, nous signons et réglons le montant de la location.

Le loueur nous invite alors à nous rendre sur l’aire où sont parquées les embarcations. Il nous présente le kayak, modèle individuel, inspiré du kayak esquimau propulsé par une pagaie double. Tandis que le canoë est biplace et mu à la pagaie simple, à la façon des indiens du Canada.

Nous allons donc naviguer dans un canoë que le loueur extirpe de tout le lot exposé. Il le tire sur l’herbe jusqu’à nos pieds. Cela fait, il nous précise que nous avons le choix entre la position indienne, c’est-à-dire à genoux ou simplement assise. Compte tenu de l’état de nos pauvres genoux, nous optons pour la deuxième. Ensuite, il décroche d’une barre de rangement, deux « mae-wests », sorte de petits gilets de sauvetage. Pour Bonnemine, pas de problème, la « mae-west » est bien à sa taille, mais il en va tout autrement en ce qui me concerne. Comment faire entrer une taille XXL dans une taille L. Malheureusement, il n’y a pas de grandes tailles. Je dois donc me contenter de ce qui existe. Me voilà donc vêtu d’un boléro. À coup sûr, dans l’impossibilité de le fermer, je ne sais pas comment je vais pouvoir surnager en cas de naufrage. Puis, il dépose un tonnelet muni d’un couvercle à visser et nous explique que dans ce récipient nous devons déposer des objets personnels : sac, caméra, appareil photo, boissons…. Enfin, il nous propose des pagaies simples et doubles en nous précisant qu’il est préférable d’opter pour une pagaie simple, plus facile pour manœuvrer l’embarcation.

Succinctement, il nous donne un petit cours de navigation « sur gazon ». Voilà, madame se tient assise à l’avant, monsieur à l’arrière ; c’est lui le conducteur. Pour aller droit, il faut synchroniser les mouvements, madame pagaie à gauche et monsieur à droite. Pour virer devant un obstacle, monsieur positionne la pagaie soit à bâbord soit à tribord. Très important ; lorsque vous êtes pris dans un courant assez fort, vous devez, tous les deux, pagayer avec vigueur afin d’être à la même vitesse que le courant. Voilà tout est dit on peut, à présent quitter le « plancher des vaches » pour rejoindre l’élément liquide. « Alea jacta est ». Ah ! dit encore le loueur, voici le plan de la mini descente sur lequel est indiqué le point de sortie et d’accostage. Ne le perdez surtout pas ! Le loueur installe notre canoë sur une remorque accrochée à un combi dans lequel nous prenons place. Nous quittons l’agence pour nous rendre vers un pont enjambant la rivière, que nous empruntons. Passés de l’autre côté, nous descendons vers le bord de la rivière, point de départ de notre périple aquatique.

Nous rangeons nos petits effets personnels dont un petit appareil photographique type Pocket, appartenant à la sœur de Bonnemine, dans le tonnelet que nous fixons solidement, au moyen d’une sangle, à l’arrière de l’embarcation tout en veillant bien à serrer le couvercle afin de garantir son étanchéité. Voilà, nous sommes prêts. Bonnemine s’installe à l’avant, moi, engoncé dans mon boléro, sachant à peine respirer, je me place à l’arrière. Le loueur en poussant le canoë donne le signal du départ. C’est parti mon « kiki ». Pour la suite de l’histoire, il est important de savoir, que suite à des pluies torrentielles tombées quelques jours auparavant, le débit de l’eau avait très fortement augmenté. Fait que l’on ignorait.

Avant de quitter la berge, je remarque sur l’autre rive, un couple préparant son matériel avant de se lancer dans l’aventure comme nous. Ils me donnent l’impression d’être des « pros » à voir la façon dont ils procèdent pour monter, méticuleusement leur canoë, composé d’une armature tubulaire recouverte d’une toile de couleur bleu et jaune. Ils sont vêtus de « mae-wests » bleues et jaunes, de maillots bleus et jaunes et de petits « bobs » également bleus et jaunes. Incontestablement, j’en déduis que ce sont des Suédois.

Suite au petit coup de pouce du loueur, nous prenons tout de suite le courant. Jusqu’à présent tout va bien hein chou ! Nous allons bien droit et pagayons de concert. De temps en temps, un petit coup de pagaie à gauche, un petit coup de pagaie à droite pour rectifier notre position. Nous nous laissons emporter au fil de l’eau. Une véritable promenade de santé.

Un canoë sur l'Ardèche
Un canoë sur l’Ardèche

Après une dizaine de minutes complètement relax, j’aperçois au loin, juste devant nous, comme un bouillonnement grisâtre. Je dis à Bonnemine vois tu ce que je vois devant nous. Elle me répond oui d’une petite voix pas très rassurée. Sans doute un étranglement entre deux rochers. Pas moyen d’éviter cet obstacle. Il va falloir souquer ferme. Nous allons de plus en plus vite comme aspirés. Vite, il faut pagayer à toute vitesse. Trop tard ! Brusquement, se dresse devant nous un mur d’eau, un remous terrifiant. Rien à faire, de plein fouet, nous entrons dedans. Incontrôlable, notre canoë est ballotté dans tous les sens, heurtant les rochers pour finalement se retourner éjectant ses occupants. Emporté par le courant, je bois la tasse, j’agrippe l’embarcation devenue folle et parviens tant bien que mal à récupérer une pagaie et le tonnelet qui s’était détaché sous les chocs. Tout va vite ! Je regarde autour de moi. Inquiet je ne vois pas Bonnemine. Tout à coup une bonne vingtaine de mètres plus bas, tel un sous-marin vidant ses ballasts, elle crève la surface de l’eau en toussant et crachant. Avec ses cheveux blonds méchés lui tombant sur le visage, j’ai l’impression qu’elle a raclé le fond de la rivière et remonte à la surface avec une endive frisée sur la tête. Aidée de sa « mae-west », elle flotte, mais pas rassurée du tout. Elle est affolée, désemparée et se sent complètement perdue. À ce moment, les yeux exorbités, elle pense et voit un titre à la une du journal la Meuse « une Liégeoise se noie dans l’Ardèche ».

Ouf, nous sommes vivants ! Avec l’aide d’un kayakiste chevronné, présent en cas de pépins, nous parvenons à gagner la rive. Nous sommes épuisés. Le canoë est rempli d’eau à ras bord. Tiré sur la berge, il est lourd et difficile à manipuler. Nous faisons l’inventaire du matériel. Nous n’avons rien perdu lors du naufrage, excepté le plan de sortie que j’ai retrouvé en bouillie. À présent nous devons vider toute l’eau remplissant le canoë. Seul, pas moyen d’y parvenir sans une aide d’autrui. Heureusement le kayakiste et deux autres personnes vont nous permettre de le retourner complètement. Il paraît que plein d’eau, un canoë peut peser 300 kilos. Une fois vidé, nous pouvons enfin souffler quelque peu, avant de continuer notre « belle aventure ».

Après avoir remercié chaudement les personnes qui nous ont apporté leur secours, nous embarquons et reprenons notre périple au fil de l’eau.  Tout à coup, je me rends compte qu’avec la perte du plan de notre itinéraire nous ne sommes pas sortis de l’auberge pour trouver le lieu d’accostage de la sortie. Impossible de me rappeler l’endroit ! Tout se ressemble tellement dans cette nature sauvage. Tant pis, vogue la galère. Tout doucement nous nous laissons emporter par le courant en prenant bien soin  de rectifier notre position par quelques coups de pagaies bien appropriés.

Brusquement, en tournant la tête à gauche, nous apercevons nos « Suédois ». Ils ont perdu leur beau canoë et se sont réfugiés dans un arbre surplombant la rivière. Un peu plus bas, en aval, leur embarcation est retenue, par un amas de branches. Ils ont de la chance. Malheureusement je n’aperçois pas de rames.

Je tente de me souvenir de l’endroit où nous devons accoster. Nous ne voyons que des arbres et des rochers. Avec Bonnemine nous discutons ferme ; « Souviens-toi, il doit y avoir une sorte d’îlot à contourner », « Mais non, moi je te dis qu’il y a encore un barrage à passer avant d’arriver sur une petite plage ». Seulement, voilà, pendant que nous discutaillons, le courant nous emporte et c’est ainsi que nous passons sous le pont d’Arc, endroit magnifique figurant sur toutes les cartes postales touristiques de la région que nous contemplons émerveillés sans nous rendre compte que nous continuons à descendre la rivière. À un moment, nous sommes conscients que nous avons raté la sortie pour nous retrouver en aval du pont dans une zone vraiment sauvage, arbres, buissons, rochers falaises. Que faire ? Bonnemine, peu rassurée, suggère de faire demi- tour et de remonter le courant. Je parviens à la convaincre que c’est difficile à réaliser, car nous sommes déjà très éloignés de notre point de sortie. Autant vous dire qu’au sein du couple, l’ambiance n’est pas au  beau fixe. Bonnemine : « tu ne penses quand même pas me faire descendre 20 kilomètres sur l’eau. Il faut absolument s’arrêter et trouver un passage dans toute cette verdure afin de rejoindre la route là-bas tout en haut ». Oui, d’accord, mais comment faire pour traverser une mini jungle en portant un canoë pour finalement arriver au pied d’une falaise. Pendant ce temps d’âpres discussions, nous continuons inlassablement à descendre.

Je dis à Bonnemine, pensant la calmer, que peut-être, plus bas, en aval, on pourra trouver un accès plus facile. Non, Bonnemine n’est pas calmée, elle est même plutôt énervée et tout de go, elle me demande d’accoster. Ce que je m’empresse de faire. Une fois sur la terre ferme, nous décidons de nous séparer Bonnemine en amont et moi en aval, pour nous rendre compte de la situation sur le terrain.

Je descends le long de la berge, en regardant, à gauche pour découvrir, peut-être, l’existence d’un petit sentier. Sur mon passage, je découvre, accroché aux branches d’un arbuste, un petit « bob marin ». Quelle aubaine ! Je m’empresse de le détacher et de le poser sur ma tête. Dans la vallée, il règne une chaleur épouvantable et cette minuscule protection est la bienvenue pour m’éviter une insolation.

N’ayant rien découvert, après une dizaine de minutes de marche, je décide de rebrousser chemin et de rejoindre Bonnemine. De loin, je l’aperçois en grande discussion avec un homme qui tient une grande canne à pêche entre les jambes. Je constate qu’il est tout nu. En m’approchant, je vois Bonnemine gesticuler et tenter par des mots d’anglais et de flamand de se faire comprendre du pêcheur qui invariablement répond par des « nein » « nein » et des gestes de désolation. À ce moment, Bonnemine ne s’est même pas rendue compte que le bonhomme est tout nu. Je pense que nous sommes tombés dans un coin de naturistes allemands. Pour accéder à la rivière, ils viennent certainement par un chemin connu d’eux seuls. Malheureusement la barrière de la langue ne nous permet pas d’obtenir le renseignement désiré. Aussi, pour mettre un terme à cet entretien peu fructueux, je prends Bonnemine par la main et l’entraîne vers notre embarcation. Malgré notre situation, nous rions quand même un brin d’autant plus qu’en levant les yeux vers une plateforme rocheuse, nous voyons apparaître un homme complètement nu aux cheveux longs, serrés par un bandeau lui passant sur le front. Il est là, debout, calme, semblant scruter le lointain, tel Geronimo, le chef apache. À sa vue ; Jack Lang ministre français de la culture, parodié par l’excellent imitateur Laurent Gera, aurait dit « Quel bel Homme ».

Nous remontons à bord et par la force des choses nous continuons notre descente. Il fait chaud, terriblement chaud, nous avons soif et faim. Sur la rivière, nous ne sommes pas seuls, il y a d’autres canoéistes. Nous contemplons le paysage, la nature est belle et sauvage, avec une pointe d’humour, je dirais que l’endroit vaut le déplacement. Tout à coup, des cris, des rires, assis sur une énorme chambre à air de pneu de camion, quatre jeunes Hollandais, buvant de la bière à la bouteille, de la Heinnecken comme il se doit, nous dépassent en se laissant emporter par le courant. Eux au moins ne risquent pas de retourner dans les remous.

À la sortie d’une courbe, nous sommes agréablement surpris de découvrir une petite plage. Quelques jeunes pique-niquent joyeusement. Nous accostons, tirons les canoës sur les cailloux, puis, exténués, nous nous couchons un court instant pour récupérer quelque peu. Mais la faim et la soif nous tenaillent. Du coin de l’œil nous regardons les jeunes se sustenter. N’y tenant plus, je me lève d’un bond et me dirige vers le groupe. En quelques mots, j’explique notre situation de naufragés jetés sur la grève sans eau et nourriture et leur demande s’ils ne pourraient pas nous donner un petit quelque chose à manger. Bons cœurs, ils nous offrent une demi- baguette de pain, deux tomates et une demi- bouteille d’eau minérale. Après les avoir remercié de leur gentillesse, je m’en retourne près de Bonnemine avec mon précieux chargement. Nous nous délectons d’un quignon de pain et d’une petite tomate qui a la saveur d’un nectar. Oh que c’est bon ! Voilà un repas que nous n’oublierons pas de sitôt. Rassasiés, nous nous octroyons une petite sieste avant de reprendre notre navigation. Bon sang qu’est ce qu’il peut faire chaud. Les cailloux sur lesquels nous sommes installés sont bouillants. Impossible de rester  trop longtemps sous les ardents rayons du soleil.

Il est 16 heures, voilà déjà 6 heures que nous nous escrimons pour atteindre un endroit salvateur. Il est grand temps de reprendre notre activité nautique. En prenant le courant, nous avançons relativement vite sans trop d’efforts. Pas de pièges à l’horizon, tout baigne. C’est une façon de parler ! Après un ou deux kilomètres d’une relative tranquillité, nous arrivons dans un endroit qui semble rétrécir au fur et à mesure que nous avançons. Nous entrons dans une sorte de goulet  où le courant devient fort. Souquant ferme, nous tentons de maintenir une vitesse constante avec le courant. Trop tard, le canoë se met de travers et retourne. C’est l’embardée. Heureusement, cette fois, nous restons tous les deux accrochés et parvenons aisément à nous diriger vers une petite plage comportant un plan incline de mise à l’eau en béton. Sauvés, nous sommes sauvés ! Nous sommes sur une aire de bivouac aménagée. Je repère tout de suite une petite construction en briques équipée d’un robinet extérieur d’eau potable. Peut-être y a-t-il un téléphone ? Plongé dans mes réflexions, j’entends tout à coup  des cris en provenance de la berge. Que se passe-t-il ? Bonnemine est à côté d’une jeune fille qui supplie son papa de venir la rejoindre. Le papa est assis sur un rocher, au milieu de la rivière, telle la petite sirène de Copenhague. « Avé l’acceng » il réplique qu’il ne bougera pas d’un pouce. S’adressant à Bonnemine, il lui explique, avec saveur ; qu’il est marseillais et que sa fille lui a fait parcourir 300 kilomètres pour voir la mort de près dans cette foutue rivière. « Oui madame, comme je vous le dis, je me suis vu mourir, dans un cercueil flottant, retourné, la tête en bas, sous l’eau, coincé entre deux rochers ». « Heureusement ma fille a pu me dégager et depuis, je suis sur le rocher sans bouger ». Je lui dis qu’il ne faut pas rester dans cette position et je décide, accompagné de sa fille de le sortir de sa fâcheuse position en lui précisant bien qu’il y a peu de profondeur et que tout va bien se passer. Effectivement, tout en le rassurant, nous le ramenons sur la berge. Ouf ! Il est heureux notre bonhomme, il n’arrête pas de nous remercier.

Gendarme de Saint-Tropez
Le gendarme de Saint-Tropez

Après nous être désaltérés au robinet jusqu’à plus soif, nous inspectons les lieux afin de voir s’il n’y pas un téléphone qui nous permettrait d’envoyer un SOS. Rien ! Il ne nous reste plus qu’à inventorier le matériel gisant sur le sol. Tout est complet. Nous décidons de rejoindre la route de la corniche en empruntant un chemin qui semble être carrossable. Bien entendu, pas question de porter le canoë et les kayaks que nous laissons sur place, car l’endroit est certainement connu des loueurs. Nous emportons : « mae-west », pagaies et tonnelet. Chargés comme des mulets, nous commençons à gravir le chemin, ce qui n’est pas chose aisée. La pente est assez raide, il fait chaud, très chaud, nous transpirons, nous sommes essoufflés, nous marchons lentement et avons difficile de suivre un rythme. Notre marseillais n’arrête pas de répéter « jamais plus », « une fois, mais pas deux ». Après de nombreux arrêts, il me semble voir apparaître le bord de la route. Allons, encore un petit effort, nous sommes presque arrivés. Effectivement, nous atteignons un muret de soutènement de la route. Dans un dernier effort, nos têtes l’une après l’autre, émergent du ravin. Nous avons le nez à hauteur de l’asphalte. Surprise ! Nous voyons deux paires de bottes très luisantes, et, en levant les yeux, nous constatons la présence de deux gendarmes à côté d’une camionnette type « estafette ». En voyant le tableau qui se présente à nous, Bonnemine est prise d’un fou rire nerveux en disant « ce sont les gendarmes de Saint-Tropez ». Du coup, surpris les gendarmes se demandent qui sont ces olibrius, à faces hilares, venant de nulle part, la tête au ras de la route. Tant bien que mal, nous parvenons à nous hisser de notre position inconfortable pour nous retrouver, avec tous nos bardas, debout face à la maréchaussée médusée. On ne peut pas dire que l’accueil est encourageant et des plus chaleureux. Elle pense sans doute à des « emmerdes » à venir. Nous ne savons quoi dire. Finalement, notre marseillais « avé son acceng » raconte sa mésaventure sans faire sourciller les gendarmes. Pendant qu’il fournit ses explications avec de grands gestes, je réfléchis à la façon dont nous allons pouvoir rentrer à Vallon Pont d’Arc. Au moment où je vais poser une question, peut-être idiote, vu l’endroit où nous nous trouvons, à savoir s’il existe un service d’autobus, voilà qu’un break de couleur bleu avec gyrophare vient se garer près de l’estafette. Du coup, nos pandores rectifient leur position et se mettent au garde-à-vous, en même temps je vois apparaître, sortant du véhicule, un gendarme avec tout plein de galons. Le nouvel arrivant est un colonel. Il salue ses hommes et demande les raisons de ce petit attroupement assez insolite. En quelques mots, nous expliquons notre situation et le manque d’un moyen de transport. Pas de problèmes dit militairement le colonel, vous chargez votre matériel dans le break et je vous ramène à votre point de départ. Autant vous dire qu’il n’a pas besoin de répéter deux fois son invitation. En un temps record tout est chargé et nous voilà prêts à voyager aux frais de la République française. Un salut du colonel à ses hommes, un petit signe de la main de notre part et nous démarrons devant nos deux gendarmes incrédules.

En cours de route, le colonel nous précise que nous avons fait au moins une descente de 18 kilomètres et qu’il est furieux contre les loueurs qui envoient des gens inexpérimentés sur une rivière gonflée par les pluies tombées en abondance il y a seulement quelques jours. Chaque année, on déplore des accidents graves, même mortels, malgré de nombreuses mises en garde. Nous l’écoutons religieusement tout en nous demandant comment nous allons être accueillis à notre arrivée chez le loueur. Car ne l’oublions pas, nous n’avons pas nos canoës et kayaks, laissés sur place. Nous en faisons la remarque au colonel qui nous rassure tout de suite, en disant que les loueurs ne piperont mots, car il est bien décidé à les asticoter. Nous buvons ses paroles en opinant du bonnet.

Enfin, nous arrivons à Vallon Pont d’Arc, terme notre journée nautique. Nous déposons d’abord, nos Marseillais en leur souhaitant un bon retour sur la Canebière, puis nous nous dirigeons vers notre agence de location. Le colonel nous accompagne et s’adresse au loueur qui se prénomme Serge. « Serge, je te ramène deux clients sains et saufs, j’espère qu’à l’avenir tu seras un peu plus attentif aux recommandations que l’on te fait ». Serge est presque au garde à vous. « Comme de juste tu iras rechercher l’embarcation laissée au bivouac ». « Cela va de soi, mon colonel ». Le colonel se tourne vers nous et nous dit que le problème de récupération de l’embarcation est réglé. Il nous salue et prend congé de nous, en nous souhaitant de bonnes vacances. Bien entendu, nous le remercions avec chaleur de son aide et de son efficacité. Nous revenons sur terre, car du coup, notre Serge nous demande si nous avons fait une bonne descente… !

Nous rangeons le matériel : pagaies, « mae-west » et le tonnelet dont je dévisse le couvercle afin d’en retirer nos effets personnels. Catastrophe, manque d’étanchéité, tout baigne dans l’eau : porte-monnaie, portefeuille, trousse de maquillage, chaussures de Bonnemine, un petit lainage et surtout l’appareil photo de ma belle-sœur. Avec un tel traitement, il est certain que l’appareil ne fonctionnera plus très bien. Au moyen d’un drap, bien sec, prêté par l’ami Serge, nous tentons d’assécher le mieux possible. Puis nous quittons bien vite les bureaux de location pour rentrer directement à l’hôtel. Seulement voilà, nous avons faim et soif. Nous décidons de nous arrêter dans un snack, en bordure de route. Nous nous installons sur une terrasse et au moment où la serveuse se présente pour prendre notre commande, brusquement nous sommes pris d’un fou rire difficile à contenir en repensant à l’aventure que nous venons de vivre. La pauvre serveuse, crayon en l’air ne sait que faire ni que dire ni qu’elle attitude adopter. En hoquetant, je parviens à lui expliquer nos exploits de la journée. Elle aussi se met à rire, mais pas tant que nous. Nous commandons deux bières et deux croque-monsieur tout en continuant à rire. Rire nerveux avec un surplus de grande fatigue. Même en mangeant, nous éprouvons des difficultés à nous contenir. Il n’est pas aisé de manger en hoquetant avec en plus les yeux larmoyants.

Enfin, fourbus, nous rentrons à l’hôtel, déposons nos effets à sécher sur le balcon encore ensoleillé, puis nous nous affalons sur le lit pour une sieste bien méritée.

Le soir, un peu reposés et après avoir fait un brin de toilette, nous nous rendons au restaurant pour le souper. À peine assis, le menu en mains, nous voilà repris d’un fou rire incontrôlable sous les regards étonnés des autres convives. Je ne vais quand même pas me lever et tenir un discours sur les raisons de notre fou rire. Néanmoins, comme vous le savez le rire est communicatif, aussi nos voisins, rien qu’en nous voyant se sont mis à rire eux aussi, moins fort, mais quand même ! À chaque changement de plats, nous avons une reprise de fou rire. Pourquoi ? Allez savoir ! Une chose est certaine : on nous aura certainement pris pour des originaux voire des « gagas ». Croyez-moi deux jours plus tard, à chaque souper le fou a repris.

Comme beaucoup, nous partons en vacances vers des destinations différentes. Les séjours se passent bien gentiment et une fois rentrés à la maison on les oublie quelque peu. Par contre, lorsqu’une mésaventure telle que la nôtre survient, cela devient des souvenirs inoubliables. La preuve, je m’en souviens et j’en parle toujours avec chaleur, même après 24 ans. N’est-il pas plus palpitant, excitant, tonifiant et amusant d’être naufragé dans la rivière Ardèche, plutôt que de paresser au soleil sur une plage ? Depuis ce jour mémorable, Bonnemine et moi sommes devenus amoureux de l’Ardèche.

Jean de la Marck

Détails

Date :
16 février 2018
Heure :
8 h 00 min - 17 h 00 min