Quelle rentrée scolaire en septembre ?

L’intrusion du virus dans notre société a fait douter de la capacité de notre système hospitalier à accueillir et soigner les malades de plus en plus nombreux (d’autant plus que les politiques d’austérité et de rigueur budgétaire avaient conduit au manque de moyens de fonctionnement du système des soins de santé)

Dès lors, les autorités, conseillées par des experts médicaux, ont imposé un confinement (salutaire) sévère à la population, ralentissant (voire, arrêtant) l’activité économique et entraînant la fermeture des écoles.

Lorsque les dégâts dus à la pandémie ont commencé à se faire moins anxiogènes et que la connaissance du virus s’est améliorée (notamment en ce qui concerne sa dangerosité pour les enfants), des voix se sont élevées pour plaider la réouverture des écoles. La lettre des pédiatres, après d’autres appels venant principalement des milieux économiques a achevé de convaincre les autorités de rouvrir les écoles (d’abord progressivement, puis totalement, sans toutefois rétablir l’obligation scolaire).

Les arguments avancés, tout à fait pertinents (outre les aspects économiques qui imposaient la « garde » des enfants à l’école pour permettre le retour des parents au travail) portaient essentiellement, d’une part, sur la crainte que les lacunes dans les apprentissages ne soient gravement préjudiciables aux jeunes si on tardait à décréter leur retour à l’école et d’autre part, sur le rôle primordial que joue l’école dans l’indispensable processus de socialisation de l’enfant et de l’adolescent.

En ce qui concerne les apprentissages, il faut, sans nier les dangers soulignés, relativiser le cri d’alarme de l’opinion :

  • 4 mois de cours sur une scolarité de 13 ans, cela représente 3% ;
  • Avant le confinement, et depuis des années, la pénurie d’enseignants avait déjà privé de très nombreux étudiants des heures de cours prévues (notamment en langues, mathématiques, géographie et cours techniques) ;
  • La grille horaire qu’impose le tronc commun du NON pacte de NON excellence va diminuer le nombre d’heures d’apprentissage du français et des mathématiques, matières pourtant souvent considérées comme essentielles, qualifiées, à juste titre, « savoirs de base » (on peut estimer que sur les trois années du tronc commun secondaire, c’est de l’équivalent de cinq mois de cours de français ou de mathématique que seront privés les élèves… et personne ne s’en émeut).

Toutefois, ces rappels ne peuvent pas nous exonérer de la prise en compte de la réalité des conséquences de l’absence de scolarisation pendant les mois de confinement. Il faut dès lors, au risque de nier le rôle même de l’école, mettre en œuvre toutes les stratégies possibles pour que les élèves ne subissent pas les retombées scolairement préjudiciables des décisions de fermeture des écoles que la situation sanitaire dramatique a imposées.

D’autant plus, que parmi les arguments avancés (légitimement) par les nombreux experts en faveur du retour des enfants à l’école, figure le constat que cette diminution de la maîtrise des savoirs va davantage pénaliser les enfants des milieux défavorisés. Actons bien cette prise de position des experts :  la diminution de la maîtrise des savoirs est un facteur de creusement des inégalités. Autrement dit, pour rendre notre système éducatif moins inégalitaire (objectif central de toute action éducative), il faut impérativement rendre l’école exigeante : le laxisme en éducation creuse les inégalités en rappelant cette citation de Philippe MEIRIEU (pédagogue français) « ne pas être exigeant avec les enfants de pauvres, c’est les mépriser ».

Et, c’est là un immense paradoxe, car le NON pacte de NON excellence que l’on veut imposer aux écoles risque, au contraire, de diminuer la maîtrise des savoirs et dès lors d’accentuer les inégalités.

En effet, il fixe des objectifs présentés comme pédagogiques mais dont il chiffre lui-même les économies (1) que son application permettra de réaliser.

Pour atteindre ces objectifs (2), conseillés par le consultant McKinsey, les « auteurs » (3) de cette « nouvelle bible » veulent mettre en place des plans de pilotage (qu’il serait plus explicite de nommer « plan de pilotage-coercition-culpabilisation-sanction »). Sous couvert d’autonomie, de participation, de responsabilisation, (4) ils vont contraindre les écoles à atteindre des objectifs chiffrés (par exemple : telle école devra impérativement limiter le nombre de redoublements à « x »). (5) On transforme ainsi l’enseignant, ce professionnel de l’éducation, en « boulier compteur », la qualité de l’action pédagogique n’étant plus l’objectif essentiel : ce qui compte, c’est le chiffre. (6)

On peut donc craindre que sous la pression des DCO et DZ (7) et de l’armée mexicaine de contrôleurs (non pas pédagogiques mais budgétaires), les équipes éducatives, sous peine de sanctions, ne diminuent leurs exigences pour atteindre les objectifs fixés.(8) D’autant plus que le pouvoir, s’il fixe des objectifs de résultats, ne se donne pas des objectifs de moyens.(9) Rien ne garantit que des moyens pédagogiques efficaces et pertinents seront financés pour mettre en place une réelle « école de la réussite « (nombre d’élèves par classe, heures de remédiation, action sociale vers les familles, structures financées pour mieux répondre aux besoins d‘enfants et d’adolescents ; bref, s’inspirer des actions pédagogiques menées dans l’école finlandaise, par exemple, à l’opposé de la vision budgétaire des zélateurs du Pacte.(10)

En septembre, il faudra mettre en place une stratégie permettant à tous les élèves de maîtriser les savoirs et compétences indispensables au travers d’un étalement et d’une priorisation des apprentissages pour pallier les lacunes et manques dus à la fermeture forcée des écoles. Il s’agira d’accorder une attention particulière aux élèves qui éprouvaient déjà des difficultés avant le confinement (l’action des CPMS doit être renforcée).

La préparation de cette rentrée devra envisager toutes les hypothèses dont, notamment, celle d’une recrudescence de la propagation du virus. Cette anticipation doit, dans toute la mesure du possible, éviter les mesures prises dans la précipitation provoquant anxiété et doute sur la pertinence des injonctions. En particulier, il faudra rappeler le principe de l’obligation scolaire et définir clairement et de manière transparente les valeurs des paramètres qui contraindraient les autorités à décréter un nouveau confinement

Il s’agira d’identifier les savoirs, essentiels à la poursuite des études, qui ne sont pas maîtrisés en tenant compte de deux facteurs :

  • La fréquentation scolaire a été très variable d’une école à l’autre (de 10 à 90%) ;
  • De nombreuses études montrent que les élèves de milieux défavorisés ont davantage que les autres différé le retour à l’école.

Dès lors, une école n’étant pas l’autre, les objectifs et méthodes pédagogiques doivent être définis par les enseignants, seuls capables d’identifier les spécificités et les contraintes de chaque établissement scolaire.

Le virage numérique que d’aucuns appellent pour relever ces défis ne risque-t-il pas de creuser davantage les inégalités, en transformant une fracture numérique en une fracture sociale ? De plus, il ne faudrait pas que la sortie de cette crise exceptionnelle soit le prétexte pour renier les principes essentiels d’une action éducative participative, socialisante, basée sur l’auto-socio-construction, sur la motivation, sur le projet, sur l’interaction au sein de la classe, bref sur les fondements de la pédagogie active. Comme le manuel scolaire, l’ordinateur ne peut être qu’un outil, qu’un auxiliaire et son introduction à l’école ne peut conduire à une « standardisation », voire une « taylorisation » que risquerait de provoquer une privatisation larvée de l’apprentissage.

Il serait incompréhensible que l’on recommence en septembre en réactivant « les plans de pilotage », La crise sanitaire les a gelés, qu’ils restent aux oubliettes

L’école, les enseignants, les élèves, les élèves en difficulté, les élèves issus de milieux défavorisés, N’ont PAS besoin de plan de pilotage, de DCO, de DZ qui détournent l’action éducative de ses objectifs véritables pour une gestion administrative, bureaucratique, inutile, chronophage et culpabilisatrice (11)

Tous ont besoin de confiance pour assurer la maîtrise des savoirs par tous et lutter contre les inégalités

Les enseignants ont besoin de moyens humains supplémentaires affectés à la lutte contre les inégalités. (12)

Le 1er septembre : les priorités des directions et des enseignants (13)

• Identifier les savoirs non acquis suite au confinement et indispensables à la poursuite des études
• Mettre en œuvre les stratégies pour pallier les lacunes constatées
• Accorder toute leur énergie pour aider les enfants en décrochage

Alors qu’on leur « foute la paix » avec les élucubrations pseudo-pédagogiques des plans de pilotage qui ne font que tenter de masquer les objectifs managériaux et budgétaires

Directions et enseignants ont autre chose de plus important à faire

(Et les DCO et DZ seront plus utiles dans des classes, pour aider les enfants en difficulté que de générer une usine à gaz technico-bureaucratique)

C’est en faisant confiance aux enseignants que nous surmonterons les conséquences de l’absence de scolarisation et que nous construirons une école qui s’attaquera réellement au déterminisme social qu’exprimait si bien Pierre BOURDIEU quand il écrivait « que l’école transforme ceux qui héritent en ceux qui méritent, en transformant les inégalités sociales en inégalités scolaires »

Jules JASSELETTE

Ancien enseignant

Ancien Secrétaire de la Régionale de Liège de la CGSP ENSEIGNEMENT

Ancien Echevin de l’Instruction publique de la Ville de Liège

  1. Lire les pages 315 à 317 de l’avis fondateur du NON pacte de NON excellence
  2. « On ne doit pas oublier que l’objectif, c’est de réaliser des économies par effet retour (redoublement, réforme du qualifiant). Ce n’est pas un gros mot de le dire ». (Pierre Yves JEHOLET, Président du Gouvernement de la Communauté française, LE SOIR  8/2/2020)
  3. « Le pacte, c’est 75 % McKinsey » (Eugène Ernst, secrétaire général CSC Enseignement)
  4. « En fait le pacte d’excellence par son dispositif de pilotage n’accorde pas plus d’autonomie. Il contribue à augmenter le poids des contraintes par une culture antinomique à l’enseignement : la culture du management des services marchandisés » (Guy MARTIN)
  5. « Le pilotage par les résultats, cette vision de l’enseignement venue des pays anglo-saxons tend à diriger les écoles comme des chaînes automatisées de production, l’œil rivé sur les résultats ? Chaque école qui n’atteint pas les objectifs chiffrés subit un plan dit d’accompagnement – pour ne pas dire de redressement- avant de nouvelles sanctions » (Barbara TRACHTE, alors députée Ecolo)
  6.  « Il s’agit d’objectifs de gestion, mais d’objectifs pédagogiques ou éducatifs, aucunement. Le système de pilotage qui se met en place rabaisse l’action éducative des enseignants et des établissements scolaires à l’ambition d’un boulier compteur » (LIGUE DE L’ENSEIGNEMENT)
  7. DCO :  délégués aux contrats d’objectifs chargés de vérifier l’atteinte des objectifs chiffrés, aucune mission pédagogique, explicitement exclue par le décret) DZ : les « chefs » des DCO (les directeurs de zone)
  8. « Le tronc commun et le non redoublement doivent être associés à des mesures…Notre principale critique du Pacte est justement qu’il prétend introduire un tronc commun sans prendre ces dispositions-là, avec le risque de courir à l’échec, c’est-à-dire d’abaisser leurs ambitions » (Nico HIRTT, APED)
  9. « Nous disons et écrivons que le tronc commun tel que prévu dans le pacte ne réussira pas et qu’il conduira à plus d’inégalité et/ou à une baisse de niveau généralisée » (Nico HIRTT : Appel Pour une Ecole Démocratique)
  10. « Le pacte prévoit d’ajuster les normes d’encadrement, de faire diminuer l’échec ou encore de rationaliser certaines options. Trois interventions qui feront diminuer la facture » (Thierry CASTAGNE, Fondation pour l’enseignement, 17/6/2019)
  11. « l’école actuelle me semble plus dirigée par des gestionnaires que par des visionnaires ; Le système n’est plus regardé que comme une « plomberie administrative. On le fait fonctionner avec des outils du management, sans que les acteurs ne perçoivent un vrai projet, de vraies valeurs à promouvoir, capables de fédérer les énergies. Les enseignants ont été prolétarisés en ce qu’on ne leur demande plus d’être autre chose que des exécutants assujettis à l’obligation de résultats » (Philippe MEIRIEU)
  12. « Nous considérons que l’organisation de l’enseignement ne doit pas se calquer sur celle d’une usine de production » (mouvement Freinet/Equipes populaires novembre 2019)
  13. « …la réouverture des écoles devra privilégier le rattrapage des apprentissages manqués pendant cette situation de confinement, avec la nécessité qu’un véritable apprentissage différencié soit mis en place tout au long de l’année scolaire prochaine afin de résorber autant que possible les inégalités d’apprentissage « (« (déconfinement sociétal », rapport d’expertises académiques, 17 avril 2020, cité par le journal de la CSC)